De grands projets
Extrait (pages 111-117) de l’ouvrage de Mgr Olivier de Berranger, Alfred Ancel, un homme pour l’Évangile, 1898-1984, Centurion,1988.
Le Prado, fondé Par Antoine Chevrier, comme une « Providence » dessinée à l’éducation d’adolescents privés d’un minimum d’instruction religieuse, et comme une pépinière d’apôtres pauvres, était appelé à connaître une évolution considérable. On peut parler de la véritable « mue » d’une institution, d’abord incarnée dans des « œuvres» lyonnaises, alors qu’elle allait de plus en plus se réaliser à l’intérieur d’une transformation sociale et d’un dynamisme missionnaire qui touchaient l’ensemble de l’Église de France.
Le modèle d’une « œuvre de Première Communion » et d’une « œuvre cléricale », tel qu’Alfred Ancel en avait hérité de ses prédécesseurs, n’était guère transposable ailleurs, quels que soient les rêves qu’il ait pu faire à ce sujet. Il lui était difficile alors de ne pas concevoir le Prado autrement que comme cette institution spécifique qu’on lui léguait; le caractère « séculier» des pradosiens ne lui échappait pas, mais il n’en tirait pas immédiatement les conséquences pour une insertion de leur ministère dans des diocèses respectifs. D’ailleurs, cette image d’un Prado gérant ses propres œuvres au service des plus démunis, dans une France bouleversée par la guerre, était largement répandue soit parmi les évêques soit parmi les représentants de l’ordre public.
On le vit notamment quand se posa la question de confier au Prado la « rééducation» de la jeunesse délinquante.
En 1933, alors que le Père Ancel était à Limonest, le supérieur du Prado, qui était à cette époque le Père Charnay, avait eu l’initiative d’établir une « œuvre agricole » à Salornay, sur la commune d’Hurigny, en Saône-et-Loire. Francis Jaillet, l’un de ces pradosiens éducateurs-nés qu’Émile Gerin aurait aimé retenir à La Roche, fut l’homme qui défricha l’important terrain de Salornay, qu’une généreuse baronne, dépourvue de descendants, avait voulu donner au Prado avec sa belle propriété. Le Père Ancel se rangeait à ce moment-là parmi les pradosiens qui restaient pour le moins perplexes devant cette fondation. Il est significatif qu’il ne fit jamais venir le Père Jaillet à Limonest pour une causerie aux séminaristes. À Jean Rosier, un ami « rochois» de ce dernier, qui demandait au Père Ancel les raisons de sa prudence, celui-ci répondit : « Il faut faire pour Salornay le même raisonnement que Gamaliel… » Le Père Ancel entendait par là, comme Gamaliel l’avait dit de la prédication des apôtres : « Si l’œuvre vient des hommes, elle tombera d’elle-même ; si elle vient de Dieu, vous n’arriverez pas à la retenir. »
De fait, l’œuvre tint bon. Elle devint le premier « Centre de rééducation » du Prado, et fut reconnue très tôt par l’académie de Mâcon comme « éminemment sociale ». Devenu supérieur, le Père Ancel ne la bouda plus, et vint en personne inaugurer un nouveau bâtiment achevé par des jeunes réfractaires du S.T.O. (Service du Travail Obligatoire) à la barbe des Allemands. Le jeune supérieur du Prado n’avait pas hésité à allouer, pour cette construction, une somme importante mise de côté par Francis Laffay avant 1939. Les talents du Père Jaillet furent tels que la somme devait être intégralement remboursée, et lorsque celui-ci quitta Salornay en 1952 après vingt ans de présence, il laissa à son successeur, Roger Giraud, des locaux capables de recevoir 130 garçons et des ateliers de menuiserie, imprimerie, mécanique, reliure, cordonnerie, tonnellerie, maçonnerie, boulangerie, qui s’étaient ajoutés à l’école d’agriculture des origines.
Si cette nouvelle initiative avait mis un certain temps avant d’obtenir l’adhésion des pradosiens, qu’en serait-il d’une transformation qui affecterait l’œuvre directement fondée par Antoine Chevrier, dans les lieux mêmes qu’on prit l’habitude d’appeler la « maison-mère », à la Guillotière ? Le cadre extérieur, si important pour maintenir les symboles, était resté à peu près immuable. Même le vêtement des enfants de la Première Communion n’avait pas été modifié depuis 1927. En 1939, l’uniforme qu’ils portaient pour le grand jour de la cérémonie était encore la blouse à carreaux, comme en 1860… Lorsque après cinq ans de supériorat, le Père Ancel se résoudra à introduire des modifications beaucoup plus fondamentales, il lui faudra s’expliquer longuement dans la revue des Anciens de La Roche, devenue l’organe de liaison de tous les amis du Prado. Il le fit à partir d’une constatation historique : « Depuis 1860 jusqu’à 1914 le monde avait évolué lentement. La guerre de 1914 et surtout celle de 1939 ont précipité cette évolution. Le monde, même le monde des enfants, n’était plus le même. Il fallait en prendre conscience. Nous étions obligés d’en tenir compte. »
La prise de conscience opérée au Prado n’avait rien d’abstrait. Elle ne partait pas d’abord d’une analyse de la société d’après-guerre. Une Véronique Devaux par exemple, qui était la Sœur chargée de la « série » des filles, comme on disait, fit remarquer en 1945 au Père Ancel combien étaient insuffisants les six mois traditionnels pour assurer une catéchèse à des enfants élevés vaille que vaille dans une atmosphère déchristianisée. D’autre part, dès avant la Libération, des demandes de plus en plus pressantes furent adressées au Prado, tantôt par les pouvoirs publics tantôt par certains évêques, pour une prise en charge de la jeunesse délinquante. C’est ainsi que le « Prado des Sucs», à Saint-Romain-le-Puy, fut fondé en 1943, avant de déménager après quatre ans à Oullins, au sud de Lyon, puis à Fontaines-Saint-Martin, le long de la Saône. On y accueillit les débiles légers. Les Sœurs du Prado se prêtèrent merveilleusement à cette œuvre nouvelle. Dans la Gironde aussi, en 1944, un éducateur laïc collabora avec le Prado à la fondation d’une maison de rééducation au Pont-de-la-Maye. Et en 1945, un centre d’accueil pour les mineurs délinquants, entre le moment de leur arrestation et celui de leur jugement, vit le jour à Nantes sous la responsabilité du Père Joseph Tortel. Dans toutes ces créations, le Père Ancel trouva un conseiller pédagogique remarquable en la personne du Père Joseph Filliatre. Mme Line Thévenin lui apporta son concours de médecin et le soutien d’une compétence juridique exceptionnelle.
Il fallut donc attendre 1947 pour qu’on se résolve à toucher à « la maison-mère… » Le Père Ancel ne souhaitant pas abandonner « l’Œuvre de la Première Communion ». Mais puisque, comme il le constatait, « même le monde des enfants n’était plus le même », il fallait réaliser une adaptation de l’œuvre aux conditions changeantes de la société sans rien renier de l’esprit qui avait présidé à sa fondation. Alfred Ancel a rédigé à ce sujet une page qui révèle le fond de sa pensée. Non seulement il cherche à entrer dans l’esprit d’un fondateur, mais il pénètre avec lui dans le dynamisme spirituel qui a donné à ce dernier les dimensions d’un précurseur :
« Le vrai précurseur, suivant l’esprit de l’Évangile, n’est pas un aventurier, ni un conformiste.
« Il n’est pas un conformiste. C’est évident. Celui qui est lié aux formes passées ou qui se lie aux méthodes actuellement “à la page” n’a pas la liberté suffisante pour aller de l’avant, il est un “suiveur”. De ce fait, le Père Chevrier n’a pas hésité à critiquer d’une façon objective et sévère les méthodes formalistes qui étaient à la mode de son temps.
« Le vrai précurseur n’est pas non plus un aventurier. Rien n’est plus opposé à son esprit que de “partir en flèche” ou de » foncer” en poussant à l’extrême une idée plus ou moins heureuse (…). Ni conformiste ni aventurier, le Père Chevrier est un évangélique. Les yeux fixés sur le Seigneur Jésus et sa doctrine, il sait trouver dans l’Évangile et dans la tradition vivante de l’Église la réponse à tous les problèmes concrets qui se posent.
« Généralement, les hommes ne savent pas comprendre leur époque et, quand ils la comprennent, ils ne savent pas trouver de quoi satisfaire à ses besoins. Celui qui s’inspire à la source très pure de l’Évangile sait à la fois comprendre son époque et lui proposer les remèdes dont elle a besoin. Il comprend son époque, parce qu’il la regarde avec Jésus qui est la lumière du monde. Il aime beaucoup ses contemporains. Il ne les juge pas, il veut les sauver. Quand on aime, on comprend. Il lui propose des remèdes adaptés parce que l’Évangile est toujours adapté (…). Il n’a pas de doctrine à lui, de système propre, mais il reçoit son enseignement de l’unique Maître qui est Jésus : ce qui ne l’empêche pas de regarder ce que font les hommes ses frères afin de profiter de tous leurs apports.
« Le disciple de Jésus n’est dominé ni par la crainte des changements ni par l’appétit du nouveau ; dans la lumière de Jésus, il domine le temps et s’adapte (…). Le disciple de Jésus est donc perpétuellement un créateur. Pour les aventuriers, il fait figure de retardataire. Pour la masse des hommes, il semble imprudent. Au jugement de l’histoire, il est un précurseur ; mais c’est relatif. Les aventuriers s’égarent, la masse est en retard ; lui il est présent à son temps. »
À son insu, Alfred Ancel ne traçait-il pas là son autoportrait ? Son intention était seulement d’indiquer où il puisait sa ligne de conduite. Et c’est bien ce qui est remarquable chez cet homme. En 1925, il était arrivé de Rome, plein de générosité certes, mais imbu de principes très critiques à l’égard du monde moderne. Le voici un peu plus de vingt ans plus tard. Il n’a rien perdu de sa volonté de distance à l’égard de tout courant de pensée qui prétendrait s’imposer à ses vues apostoliques. Mais l’action évangélique a décuplé en lui une attitude de compréhension et un désir de réalisme plus forts que ses principes. C’est pourquoi, surmontant ses propres réticences, celles de ses confrères et celles de tous les coopérateurs d’une œuvre qui a déjà plus de 80 ans, il décide de l’adapter à des temps nouveaux.
D’une part, il fallait réviser la pédagogie. Après-guerre, on ne pouvait plus imposer à des adolescents le régime de six ou sept séances de catéchisme ou d’exercices de piété quotidiens qui était encore leur lot lorsque, jeune prêtre, Alfred Ancel avait été affecté à l’Œuvre de la Première Communion. Le degré de déchristianisation atteint alors par la société d’où ces jeunes venaient était tel qu’il aurait fallu utiliser la contrainte pour leur enseigner la religion à un rythme pareil. Or, comme le Père Ancel le rappela dans Prado, « la foi ne s’impose pas ».
Il y avait de plus une évolution législative qui favorisait la transformation de l’œuvre : la scolarité obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans avait été décrétée en 1936 par le Front populaire ; et depuis 1945, on pouvait bénéficier de subventions pour l’éducation des enfants retardés ou délinquants. C’est d’ailleurs ce dernier point qui, paradoxalement, suscita le plus de difficultés au Prado, car, pour ses responsables, si l’on voulait maintenir l’esprit d’Antoine Chevrier, ne fallait-il pas dépendre absolument de la seule Providence ?… c’est-à-dire en réalité des « bienfaiteurs », qui se faisaient de plus en plus prier. Ces derniers ne remettaient pas en cause la « ligne » du nouveau supérieur, mais on était en période économiquement difficile. Bref, il y avait là le jeu normal d’une évolution des mentalités dont il fallait tenir compte. C’est ainsi que le « Prado de la Guillotière » devint un « Prado » parmi les autres. Comme dans tous les « prado s», on voulut y maintenir une formation chrétienne, tout en assurant l’instruction primaire ou l’orientation professionnelle.
Cette formation avait essentiellement pour base un climat de liberté. Le Père Ancel aimait rencontrer lui-même les adolescents, à l’occasion de telle ou telle « récollection » qu’il leur prêchait. Il s’intéressait personnellement à eux et cherchait, parmi les pradosiens, ceux qui étaient le plus à même de les comprendre et de les former, pour qu’ils bénéficient d’une éducation complète les préparant vraiment à la vie. Il demandait pareillement aux Sœurs de donner à ces maisons de bonnes éducatrices. D’ailleurs, celles-ci, de leur propre initiative, créèrent plusieurs « Foyers de jeunes ouvrières » pour répondre à des besoins croissants à Lyon et dans sa banlieue.
D’autres évolutions devaient encore se dessiner par la suite. Peu à peu, la direction des centres du Prado passa des mains des clercs entre celles des laïcs. Puis, l’introduction d’une convention collective dans la profession des éducateurs, et, plus encore peut-être, l’influence croissante des « sciences humaines » sur leurs tentatives pédagogiques, accentuèrent la transformation des anciennes « maisons de rééducation ». Déjà, après 1955, lorsque fut créé le « Prado » de Saint-Romain-au-Mont-d’Or, la gestion de l’ensemble des maisons passait peu à peu de l’ancienne « Association de la Providence du Prado » à un « Établissement de la Providence du Prado » reconnu d’utilité publique, de sorte que l’on pouvait recevoir des legs sans imposition. Le maître d’œuvre de cette mutation était le Père Émile Gerin, alors économe du Prado, mais il agissait en accord avec le Père Ancel. En 1971, lorsque ce dernier quittait sa charge de supérieur, la séparation entre « l’Établissement », gérant tous les centres d’adolescents, y compris celui de l’ancienne « maison-mère », et l’Institut sacerdotal du Prado, était consommée.
Tout au cours de ce processus, on a pu dire d’Alfred Ancel que « le génie dont il (a) fait preuve (a manifesté) un sens aigu de l’adaptation à des évolutions qui venaient de l’extérieur ». Il n’en reste pas moins qu’il ne s’était pas résigné de bon cœur à l’abandon de l’œuvre première du fondateur, puisqu’il écrivait encore en 1954 : « Je ne me suis jamais consolé de la disparition des Œuvres de la Première Communion au Prado. »
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