Le Père Chevrier, fondateur du Prado

Né le 16 avril 1826 à Lyon (Rhône), mort le 2 octobre 1879 à Lyon (Rhône) ; prêtre du diocèse de Lyon ; fondateur de l’œuvre du Prado en faveur des enfants pauvres et de l’Association des Prêtres du Prado.

Issu d’une famille de condition modeste (son père était employé de l’octroi et sa mère tissait la soie à domicile), ordonné prêtre en 1850 après un parcours classique au Petit Séminaire de l’Argentière, puis au Grand Séminaire Saint-Irénée de Lyon, Antoine Chevrier fut envoyé dans une paroisse nouvellement créée de la banlieue lyonnaise sur la rive gauche du Rhône, Saint-André de la Guillottière. Comme la Croix-Rousse et Vaise, La Guillottière était alors une commune indépendante, peuplée essentiellement d’ouvriers, réputée turbulente, dirigée par une municipalité de gauche, qui allait être, pour des raisons d’ordre public, annexée à la ville de Lyon par le décret impérial du 24 mars 1852.

Antoine Chevrier y découvrit la misère des gens produit par la révolution industrielle sous toutes ses formes. Dans un sermon sur l’amour des pauvres, il n’hésitait pas à parler du « spectacle toujours de plus en plus effrayant de la misère humaine qui croit. On dirait, à mesure que les grands de la terre s’enrichissent, à mesure que les richesses se renferment dans quelques mains avides qui les recherchent, [que] la pauvreté croît, le travail diminue, les salaires ne sont pas payés. On voit de pauvres ouvriers travailler depuis l’aube du jour
jusqu’à la profonde nuit et gagner à peine leur pain et celui de leurs enfants. Cependant, le travail n’est-il pas pour tous le moyen d’acheter du pain ? » (Ms IV,57,1). Le vicaire de Saint-André dénonçait les conditions inhumaines et dégradantes, dans les ateliers et les fabriques, du travail des enfants, dont on faisait « des machines à travail pour enrichir leurs maîtres » (Ms III,2,2).

Au cours de l’été 1857, Antoine Chevrier rejoignit Camille Rambaud (1822-1902), un ancien associé de M. Potton, riche soyeux de Lyon, qui, hanté par les problèmes sociaux, venait de fonder une « cité ouvrière » sur la rive gauche du Rhône destinée à reloger les victimes de l’inondation catastrophique de mai 1856. Le Père Chevrier, comme on le désigna dès lors, se consacra principalement, avec l’aide de quelques bénévoles, à l’instruction religieuse de garçons et de filles qui n’avaient fréquenté ni les écoles ni les catéchismes.

En 1860, il se sépara de Camille Rambaud et loua, puis acheta quelques années plus tard, une vaste salle de danse dénommée le Prado, dans l’un des quartiers les plus déshérités de la Guillottière. Il y prenait avec lui, pour une durée d’un peu moins de six mois, « des jeunes adolescents de chaque sexe errants et abandonnés que leur âge et leur ignorance exclu[ai]ent de la participation aux leçons de l’école et à celles de la paroisse » (Rapport de l’Académie de Lyon du 23 février 1861, A.M.L., Q3 : établissements de bienfaisance).

chevrier2Il les préparait à leur première communion sous la forme d’un catéchisme intensif et accéléré. L’Inspection académique du Rhône l’ayant autorisé à ouvrir une école, ils recevaient en outre un enseignement élémentaire en matière de lecture, d’écriture et de calcul. Dans ce « petit pensionnat pour les pauvres » (Ms X,15a), du 10 décembre 1860, jour où le Père Chevrier fit l’acquisition du Prado, jusqu’au 2 octobre 1879, jour de sa mort, furent accueillis de 2300 à 2400 enfants, dont les deux tiers de garçons et un tiers de filles environ.

A la différence d’autres établissements du même type, le Père Chevrier se refusait à ce que l’on fît travailler les enfants qu’il accueillait. En l’absence de tout revenu régulier, il ne voulait compter, comme il le disait, que sur la Providence et la générosité des pauvres à l’endroit de ceux qui étaient encore plus pauvres qu’eux. Si le gros œuvre de l’aménagement du Prado bénéficia du concours d’Edouard Frossard, directeur des Chantiers de la Buire, ce furent surtout les gens du peuple qui assurèrent l’existence quotidienne des enfants du Prado. Mlle Chapuis, qui était maîtresse d’atelier sur les pentes de la Croix-Rousse, a expliqué comment, dans « un assez grand nombre d’ateliers d’ourdissage ou de dévidage », « les ouvrières mettaient tous les jours un ou deux sous de côté sur leurs salaires quotidiens ; à la fin de la semaine, cela faisait une somme qu’une d’entre elles portait le dimanche au Père Chevrier » (Procès de béatification, déposition de Françoise Chapuis, art.37). De nombreux humbles gestes quotidiens de ce genre permettaient au Prado de survivre au jour le jour. Constatant qu’aucun prêtre n’était préparé sérieusement à exercer un ministère du type de celui qu’il pratiquait quotidiennement au contact des pauvres, le Père Chevrier se décida, en 1866, à fonder au Prado même une « école cléricale ». La même Mlle Chapuis a raconté comment le Père Chevrier lui avait dit un jour : « Françoise, j’ai envie de faire une pépinière de prêtres qui soient élevés avec mes enfants, pour qu’ils les comprennent bien » (Procès de béatification, déposition de Françoise Chapuis, art 15). A la mort de celui-ci en 1879, cette « école cléricale » avait fourni au Prado ses quatre premiers prêtres ; elle comportait alors, avec son annexe de Limonest, une cinquantaine d’élèves ; ce fut le point de départ de l’Association des Prêtres du Prado.

chevrier3On ne trouve pas dans les écrits d’Antoine Chevrier, qu’il s’agisse de ses lettres, de sa prédication, de ses commentaires de l’Evangile ou encore du Véritable Disciple, le livre qu’il a écrit pour la formation de ses prêtres, une analyse de la condition ouvrière de son temps ; mais on constate, à leur lecture, qu’il existait
chez cet homme une vraie connaissance des contraintes qui pesaient alors sur les travailleurs, une réelle sympathie pour eux et une grande souffrance devant des comportements de gens d’Eglise qui les tenaient injustement à distance. Le Véritable Disciple contient une peinture cruellement lucide des mœurs ecclésiastiques du temps telles qu’elles étaient perçues par le peuple ouvrier des villes. Antoine Chevrier n’hésita pas à écrire que « Dieu envoie les révolutions » pour punir les prêtres de leur avarice et de leur attachement excessif aux biens de la terre : « C’est la première chose que font les révolutionnaires, nous dépouiller, nous rendre pauvres » ; Dieu veut « nous forcer par là à pratiquer la pauvreté, puisque nous ne voulons pas la pratiquer volontairement » (Le véritable Disciple, éd. Prado, Lyon, 1968, p.316).

Les funérailles du P. Chevrier, le lundi 6 octobre 1879, manifestèrent de façon éclatante l’estime portée au fondateur du Prado par le peuple ouvrier de la Guillottière qui avait reconnu dans cet humble prêtre l’un des siens. « Je n’ai jamais rien vu de semblable à ses funérailles, déclara l’un de ses anciens compagnons. Le corps était à l’église Saint-Louis qu’on défilait encore au Prado. Les trottoirs ne pouvaient contenir la foule sur tout le parcours. Les ouvriers dominaient, soit au défilé, soit sur les trottoirs ; presque point d’habit fin. Le P. Chevrier était le prêtre des pauvres » (Déposition de l’abbé C. Ardaine au procès de béatification, int. 27). « Toute la Guillottière était sur les trottoirs », précise un autre témoin (Déposition de Marguerite Viannay, int. 27). « Le recueillement de tout le monde était remarquable. Même les ateliers qui se trouvaient sur le parcours ont cessé de battre pendant le défilé » (Déposition de Claudius Chabert, int. 27).

chevrier4Le journal lyonnais Le Progrès, alors peu enclin à sympathiser avec l’Eglise, écrivait dans son édition du jeudi 9 octobre 1879 :
« Il n’est jamais trop tard pour rendre hommage à la mémoire des hommes de bien, et à quelque parti qu’ils appartiennent nous oublions les dissensions politiques pour ne plus voir en eux que le côté digne de respect et d’admiration. M. l’abbé Chevrier, fondateur de la Providence du Prado, était un de ces hommes dont le souvenir mérite de ne pas être effacé par le temps. Il a eu pitié des petits vagabonds qui couraient les rues sans être protégés contre les tentations du vice par aucune utile surveillance et a consacré toute son activité persévérante à l’éducation de ces enfants. Tel a été son but en fondant cette Providence à la Guillottière. La foule qui se pressait aux funérailles de l’abbé Chevrier et qu’on a évaluée à près de 5000 personnes (Le Nouvelliste donne le chiffre 10.000) est une juste manifestation de la reconnaissance publique.

Quant à nous, qui ne sommes point suspectés de sympathie pour le clergé, nous saluons avec d’autant plus de respect que cela nous arrive rarement, la mémoire de ce prêtre qui a fait œuvre de bon citoyen ».

                                                                                                                                                  Yves Musset

Œuvres :

Le prêtre selon l’Evangile ou le véritable disciple de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Prado Editions Librairie, Lyon, 1968, 558 p. ; Lettres, Prado, 1987, 463 p.

Sources :

  • Manuscrits du P. Chevrier conservés au Centre Spirituel du Prado, 2054 chemin de Saint-André, 69760 Limonest ;
  • Dépositions recueillies entre 1897 et 1901 à l’occasion du procès de béatification et conservées à Limonest ;
  • J.M. Villefranche, Vie du Père Chevrier, fondateur de la Providence du Prado à Lyon, Vitte, Lyon, 1894, 380 p. ;
  • Claude Chambost, Vie nouvelle du Vénérable Père Chevrier, fondateur de la Providence du Prado, Vitte, Lyon, 1920, 620 p. ;
  • Henriette Waltz, Un pauvre parmi nous, Cerf, Paris, 1947, 324 p. (nouvelle édition au Cerf en 1986) ;
  • Jean-François Six, Un prêtre, Antoine Chevrier, Fondateur du Prado, Seuil, Paris, 1965, 537 p. ; A
  • Antoine Chevrier, Ecrits spirituels choisis et présentés par Yves Musset, Cerf, Paris, 1986, 118 p. ;
  • Yves Musset, Histoire de la famille d’Antoine Chevrier, fondateur du Prado, Prado, 1989, 219 p. ;
  • Yves Musset, La genèse du Véritable Disciple du Père Chevrier, Prado, 1997, 3 volumes (260, 342 et 342 pp.).
Légende

La béatification du Père Chevrier en 1986

A vous tous, prêtres, frères, sœurs et laïques du Prado, ainsi qu’à tous ceux auxquels vous êtes envoyés.

A tous les gens qui habitent aujourd’hui le quartier de la Guillotière, je donne mon affectueuse Bénédiction Apostolique.

Une neuvaine a été rédigée qui s’appuie sur le Père Chevrier, béatifié en 1986 par le Pape Jean-Paul II.
neuvaine_antoine chevrier

Un bulletin trimestriel paraît pour demander la canonisation du Bienheureux Antoine Chevrier ; voici les dernières parutions :

Bulletin-n-1       Bulletin-n-2      Bulletin-n-3    Bulletin n-4-     Bulletin n-5

Le Bienheureux Antoine Chevrier, un prêtre selon l’Evangile

«  Que c’est beau Jésus Christ  !  » Le Père Chevrier exprime toute son admiration et sa joie devant Celui qu’il contemple et en le faisant contempler, remarque le Cardinal Garonne dans une préface reprise pour la nouvelle édition du livre du fondateur du Prado  : Le prêtre selon l’Evangile ou le Véritable Disciple de Notre Seigneur Jésus Christ.

«  Qu’il est beau cet homme de Dieu  » disait encore le Bienheureux Antoine Chevrier, en parlant du prêtre «  selon Jésus-Christ  ». De Rome où il achève de préparer à l’ordination ses quatre premiers diacres, il leur transmet ce billet  : «  Que vous allez être grands quand vous serez prêtres, mais qu’il faudra être petits en même temps pour être véritablement de nouveaux Jésus Christ sur la terre… Que c’est beau, mais que c’est difficile. Il n’y a que l’Esprit Saint qui puisse nous le faire comprendre  ».
«  Evangéliser les pauvres, c’était la grande mission de Jésus Christ sur la terre  ». C’est donc, pour le Père Chevrier, celle des «  nouveaux apôtres dans le monde  » qu’il désire tant donner à l’Eglise. Commencer par les pauvres, les premiers destinataires de la Bonne Nouvelle, c’est être sûr de n’oublier personne.

Préparations

La vie du Père Chevrier porte l’empreinte du monde qui l’a formé. Antoine nait le 16 avril 1826 dans une famille modeste, au cœur de la ville de Lyon. Son père est employé à l’octroi. Sa mère est artisane en soierie. Dauphinoise d’origine, elle fera toujours preuve d’un tempérament énergique. Elle laissa difficilement son fils partir au séminaire, nourrissant pour lui un avenir meilleur. C’est un vicaire de sa paroisse qui propose à Antoine Chevrier de devenir prêtre, ce qu’il accepte bien volontiers. Après l’école cléricale paroissiale, il entre, en 1846, au grand séminaire Saint Irénée de Lyon. Il a 20 ans. Il sera ordonné prêtre le 25 mai 1850. Il était trop jeune pour avoir un souvenir marquant des deux révoltes des Canuts de 1831 et 1834. Par contre, il sera témoin des évènements de la révolution de 1848. Un groupe appelé « Les Voraces » occupe même le grand séminaire.
A la sortie du séminaire, ses notes personnelles disent son désir de devenir un bon prêtre «  qui sait disposer de tout pour l’Evangile. Car, poursuit-il, il y a du bien à faire quelque part que je sois, et quelques mauvais et méchants que soient les hommes que j’aurais à conduire, ils sont tous appelés au salut  ».

Commencements

chevrier6Ordonné depuis trois jours, l’Abbé Chevrier traverse le Rhône pour rejoindre la paroisse Saint-André de la Guillotière récemment fondée. La population augmente très rapidement, venant de la campagne et des provinces environnantes et s’entassant dans
des maisons de brique entre les usines et les ateliers. Les industries métallurgiques, textiles,  chimiques sont en plein essor. Les premières lignes de chemin de fer partent de Lyon. Village du Dauphiné de 7000 habitants en 1815, ce faubourg de la Guillotière en comptera plus de 40 000 au moment d’être intégré à la ville de Lyon en 1852. En 1856, ce nombre aura encore doublé. Le jeune vicaire se trouve au cœur de l’expansion industrielle et de ses multiples problèmes. Il se dépense sans compter à son ministère au point d’en tomber malade. Il découvre la misère matérielle et morale des ouvriers et souffre beaucoup de la distance qui le sépare du peuple. En décembre 1855, il est obligé des se reposer quatre mois durant, avant de revenir à Saint-André.

Une année décisive

chevrier71856, le 31 mai, le quartier est inondé par les débordements du Rhône. Le clergé de la paroisse est au premier rang des sauveteurs. L’abbé Chevrier participe très activement aux secours. Sa réputation de dévouement s’accroît. Il mesure encore plus l’ampleur de la misère qui touche le peuple. Les événements le mettent en présence de la vie des familles du quartier, aux logements insalubres, aux journées de travail interminables, y compris le dimanche. Si la foi en Dieu colore les mentalités, c’est surtout « l’ignorance » religieuse qui le scandalise, plus encore que l’hostilité fréquente envers les prêtres et l’Eglise. Pour eux, les prêtres sont d’un autre monde. Il souffre de voir son ministère porter peu de fruits.     Il  est  pourtant  très occupé. Son  curé  le  laisse  célébrer  la plupart des baptêmes, mariages et enterrements. Par contre, il s’oppose aux réunions d’un groupe de jeunes que l’abbé Chevrier a rassemblés pour en faire des « apôtres ».

Cette même année 1856 probablement, au mois de juin, il rencontre Camille Rambaud. Ce jeune bourgeois lyonnais s’est mis au service des pauvres, vivant comme eux et au milieu d’eux. Il construit « la Cité de l’Enfant Jésus », une sorte de cité d’urgence. Antoine Chevrier est bouleversé de sa visite et dit à son retour au presbytère  : «  J’ai vu Jean Baptiste dans le désert  !  »
La nuit de Noël 1856, il médite devant la crèche. «  Le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous  ». Quelque chose est née, le 25 décembre de cette année-là, un événement tout intérieur qu’il appelle sa conversion.

chevrier8Il est prêtre depuis six ans, dans un ministère paroissial ordinaire, apprécié des fidèles. Il dira pourtant, rapportent ceux qui ont reçu directement sa confidence  : «  C’est le mystère de l’Incarnation qui m’a converti… Je me disais  : le Fils de Dieu est descendu sur la terre pour sauver les hommes et convertir les pécheurs. Et cependant que voyons-nous  ? Que de pécheurs il y a dans le monde  ! Les hommes continuent à se damner. Alors je me suis décidé à suivre Notre Seigneur Jésus Christ de plus près pour me rendre plus capable de travailler efficacement au salut des âmes  ». Puis il poursuit dans une intuition de fondateur  : «  Et mon désir est que vous-mêmes vous suiviez aussi Notre Seigneur de près  ».

Quelque chose a donc commencé à Noël 1856. Antoine Chevrier a conçu le projet de vivre en prêtre selon l’Evangile pour répondre aux immenses besoins apostoliques qu’il voyait autour de lui. «  C’est à Saint-André qu’est né le Prado  », dira-t-il. Déploiement du charisme

chevrier-priereEn fait Antoine Chevrier connut encore quatre années de tâtonnements. Décidé mais prudent, il prend conseil de personnes différentes. Dès 1857, il va consulter le curé d’Ars. Les deux hommes s’estimaient. L’abbé Chevrier reconnait en Jean-Marie Vianney un frère aîné qui accomplit à sa façon ce que, lui, se sent appelé à faire. Il le fera autrement car ils ne sont pas de la même génération. Et la situation d’un vicaire de banlieue populaire, au cœur du monde industriel et technique naissant, n’est pas celle d’un curé de village. Au mois d’août, il quitte le ministère paroissial pour devenir l’aumônier de la « Maison de l’Enfant Jésus » fondée par Camille Rambaud pour des enfants incurables, ainsi que de la « Cité » du même nom, une œuvre sociale de logements pour les ouvriers. Il catéchise les enfants avec l’aide de quelques laïcs dont Marie Boisson, jeune ouvrière en soie, qui deviendra la première responsable des sœurs du Prado. Le Père Chevrier et ses compagnons comprendront assez vite que la situation n’est pas viable, car le projet de Camille Rambaud et le leur sont trop différents.

Sa priorité est à «  un ministère tout spirituel  ». Ses trois jeunes compagnons sont décidés à se consacrer principalement, comme lui, à catéchiser les enfants pauvres  : Marie a 22 ans  ; Pierre Louat, clerc de notaire, en a 27 et Amélie Visignat, 22 ans, est entrée à la Cité pour le catéchisme des filles. A la surprise du Père Chevrier, Marie n’hésitera pas, pour assurer ce projet, à consulter le cardinal de Bonald qui la reçut fort bien et encouragea sa démarche simple et résolue.

A la fin de la même année 1857, celui que l’on prit l’habitude d’appeler le Père Chevrier fait une retraite au terme de laquelle il prend une résolution qui exprime le sens de son sacerdoce  : «  Etudier Jésus dans sa vie mortelle, dans sa vie eucharistique sera toute mon étude. Imiter Jésus, voilà donc mon but unique, la fin de toutes mes pensées et actions, l’objet de tous mes vœux et désirs. Sans cela, je ne ferai jamais un bon prêtre et ne travaillerai jamais efficacement au salut des âmes. Etudier Jésus, voilà toute mon étude  ». Il aura laissé plus de 20 000 pages manuscrites de son «  étude de Notre Seigneur Jésus Christ  », assidument travaillées dans la prière et dans le triple but d’avancer lui-même dans une vie de véritable disciple, de donner une nourriture solide et simple pour «  faire le catéchisme  » et pour former des apôtres au service évangélique des pauvres.

L’œuvre de la première communion

A la fin de l’année 1859, le Père Chevrier quitte la cité Rambaud. Dans le quartier de la Guillotière, il passait parfois devant une salle de bal malfamée appelée le Prado. Chaque fois il demandait à Dieu de la lui donner. Un jour de l’année 1860, la salle est « à louer ou à vendre ». Grâce à l’aide de deux confrères, le Père Chevrier en paye la location  ; un entrepreneur protestant se propose d’envoyer des ouvriers pour aménager les lieux. La salle est immense  : mille personnes pouvaient y danser à l’aise. Le Père Chevrier fait d’abord aménager, au centre, la Chapelle  ; de chaque côté sont aménagés des lieux où loger des adolescents pauvres et ignorants, qu’il accueillera, par périodes de six mois, afin de leur donner «  le sentiment de leur grandeur  », de les conduire à la première communion et leur fournir un minimum d’instruction. Le Père Chevrier prend possession des lieux le 10 décembre 1860. Le Prado est fondé. Sœur Marie prend la responsabilité des filles. Aux environs de Pâques 1861, le Prado habite dix filles et quinze garçons. Quelques années plus tard, la maison devra nourrir plus de deux cents personnes. Le Père Chevrier ira jusqu’à mendier les jours où le pain vient à manquer  ; il n’a jamais voulu que du travail soit apporté sur place aux enfants, comme on le voit à l’époque. Le peu de temps qu’ils passaient au Prado était trop précieux à ses yeux pour qu’ils soient soustraits à la découverte de «  leurs devoirs d’hommes et de chrétiens  ».

«  Le besoin de l’époque et de l’Eglise  »

En 1865, le Père Chevrier commence à réaliser «  une œuvre qu’il désire depuis bien des années  »  : une école pour la formation des prêtres. Mettre les séminaristes en contact avec les enfants du Prado est pour lui le meilleur moyen de former des prêtres pauvres pour l’évangélisation des pauvres. Au cours de l’année, un échange de lettres avec l’Abbé Gourdon lui laisse penser que celui-ci pourrait le rejoindre. Fin janvier 1866, le Père Chevrier se rend compte que l’archevêché ne donnera pas l’autorisation demandée. En mai, il achète une maison et un terrain situés de l’autre côté de la rue, en face du Prado. Les sœurs s’y installent avec les filles de la première communion. Le Prado peut alors accueillir les séminaristes. Le Père Chevrier passe un temps considérable à leur formation. Il écrit pour eux un livre qu’il laissera inachevé  : Le prêtre selon l’Evangile ou le Véritable Disciple de Notre Seigneur Jésus Christ. En cela il est fidèle à la grâce de Noël 1856 «  où il reçut des lumières tout à fait particulières sur la pauvreté de Notre Seigneur et sur sa vocation spéciale de former des prêtres pauvres  ». Il assure cette formation tout en continuant l’œuvre de la première communion et en prenant en charge, de 1867 à 1871, la paroisse du Moulin à Vent, portant ainsi le souci de réaliser «  l’œuvre des paroisses pauvres  ». Avec l’accord de son Archevêque, il passera aussi plusieurs mois à Rome pour achever la formation des premiers diacres.

En 1878, le Père Chevrier connaît l’épreuve de voir s’écrouler l’œuvre à laquelle il tenait le plus. Les quatre premiers prêtres formés par lui veulent partir, l’un à la Trappe, l’autre à la Grande Chartreuse, un autre comme missionnaire en Chine… Il écrit alors au Père Jaricot une lettre douloureuse  : «  J’éprouverais une certaine peine de voir le Prado désert et sans enfants, lorsque, pendant dix-huit ans, il a été le lieu de tant de sueurs et de travaux et de conversions… J’aurai la consolation d’avoir fait des trappistes et des chartreux et des missionnaires, si je n’ai pas réussi à faire des catéchistes  ; quoique, ce me semble, ce doit être aujourd’hui le besoin de l’époque et de l’Eglise  ».
La lettre est signée  : «  Votre frère en Jésus Christ délaissé sur la croix  ». Quelques mois plus tard, il tombe gravement malade et doit cesser toute activité. Soigné à Limonest, il est transporté, à sa demande, le 29 septembre, au Prado où il mourra le 2 octobre 1879.

«  Sacerdos Alter Christus  »

Le thème revient souvent dans les écrits du Père Chevrier. Ainsi dans une lettre adressée à l’Abbé Gourdon  : «  Le prêtre est un autre Jésus Christ, c’est bien beau. Priez pour que je le devienne véritablement. Je sens que je suis si éloigné de ce beau modèle que je me décourage quelquefois, si éloigné de sa pauvreté, si éloigné de sa mort, si éloigné de sa charité. Priez et prions ensemble pour que nous devenions conformes à notre beau modèle  ». On le retrouve dans l’un de ses derniers textes  : «  Notre devise particulière est «  Sacerdos Alter Christus  ». Imiter Jésus Christ, nous conformer à lui, le suivre le plus près possible  : voilà notre désir et le grand but de notre vie  ». Il a trouvé la formule dans les saints Pères, dit-il. Il est plus probable qu’elle soit dans la littérature de l’époque. L’important n’est pas là. Le Père Chevrier pense tout simplement que l’ordination sacerdotale a déposé en lui un don gratuit de Dieu, une grâce à faire fructifier. Pour cela il doit «  connaître, aimer et suivre Jésus Christ  ». Le connaître en étudiant l’Evangile car celui-ci a été écrit pour que nous fassions aujourd’hui le chemin que les apôtres ont parcouru avec lui. Le connaître nous conduit à l’aimer davantage et nous invite à conformer notre vie à la sienne, donc à le suivre dans la mission qu’il a reçue de son Père. Pour lui, la formule n’est pas une définition théologique abstraite mais une devise pour guider sa vie, un devenir à réaliser au jour le jour.

«  Connaître Jésus Christ c’est tout. Le reste n’est rien. Celui qui a trouvé Jésus Christ a trouvé le plus grand trésor. Il a trouvé la sagesse, la lumière, la vie, la paix, la joie, le bonheur sur la terre et dans le ciel, le fondement solide sur lequel il peut édifier  ». A partir de cette connaissance unique, Antoine Chevrier, en véritable éducateur de la foi, est l’initiateur d’une pédagogie spirituelle et pastorale qui met «  l’intérieur d’abord  »  : «  C’est l’Esprit Saint qui produit en nous Jésus Christ  ». «  Ne sommes-nous pas là pour cela et pour cela seul  : connaître Jésus et son Père et le faire connaître aux autres  ? J’y travaille avec joie et bonheur. Savoir parler de Dieu et le faire connaître aux pauvres et aux ignorants, c’est là notre vie et notre amour  ».

chevrier11Sur les murs d’une ancienne étable, où se trouve encore aujourd’hui une mangeoire pour les animaux, le Père Chevrier a eu l’idée de peindre, avec douze jeunes qui pensaient à devenir prêtres, un tableau, que les pradosiens ont pris l’habitude d’appeler le Tableau de Saint-Fons  : la Crèche, le Calvaire, le Tabernacle. La disposition des lieux lui a fait mettre le mystère de l’Eucharistie au centre du triptyque. L’idée de résumer ainsi l’idéal évangélique n’est pas de son invention. Mais le commentaire qu’il en donne lui est propre et notamment la triple affirmation  :  «  le prêtre est un homme dépouillé, le prêtre est un homme crucifié, le prêtre est un homme mangé  ». La dernière phrase a fait fortune. Mais on en saisit tout le sens qu’à la condition de bien lire et vivre ce que le Père Chevrier a lui-même vécu. Comme son Maître et Seigneur. Sans la pauvreté et la souffrance, une activité dévorante ne fera jamais «  devenir du bon pain  ».

Sans autre raison que d’aimer les hommes que Dieu aime,  jusqu’à  la  passion  de leur «  donner la foi  » qu’il a reçue, le Père Chevrier, lui-même profondément marqué par la sainteté de François d’Assise, a été fidèle au programme qu’il s’était fixé après la nuit de Noël 1856  : «  Etre avec les pauvres, vivre avec eux, mourir avec eux  ». Il meurt à cinquante-trois ans. Les habitants de la Guillotière ont demandé à la préfecture qu’il soit enterré dans la chapelle du Prado. «  Trois cents prêtres ont participé aux funérailles et on a évalué à dix mille le nombre de personnes qui ont suivi le convoi. On a dit aussi que cinquante mille personnes étaient venues sur le passage du cortège  ».

Le Prado depuis Chevrier à aujourd’hui

chevrier13L’Association des prêtres diocésains du Prado, restée longtemps lyonnaise, s’est développée après la deuxième guerre mondiale, dans de nombreux diocèses de France, Espagne, Italie, Moyen Orient, sous l’impulsion de Mgr Ancel particulièrement. Elle est présente aujourd’hui dans plus de cinquante pays. La famille s’élargit à des Sœurs et à des laïcs consacrés, femmes et hommes. Des diacres et de plus en plus de fidèles laïcs, de par le monde, se nourrissent également de ce message. Le Père Chevrier a été béatifié par le pape Jean-Paul II, à Lyon le 4octobre 1986. Il est venu en pèlerin le 7 octobre sur son tombeau.
La Chapelle, dans sa priante simplicité, accueille de nombreux pèlerinages de France, Italie, Espagne et de divers autres pays.

Roland Letournel
Robert Daviaud