EXPO ANCEL 2024

Alfred Ancel, salarié des Etablissements T. DAVID

Vous trouverez dans ce texte quelques précisions sur l’expérience de travail de Mgr Ancel comme salarié des Établissements T. David à Gerland de 1954 à 1959.
Les propos rapportés ont été recueillis par Pierre David en 1984, au décès de Mgr Ancel, auprès de son père, François David, qui était le dirigeant de l’entreprise ayant procédé à l’embauche fin 1954.
À l’occasion d’une visite que nous lui avons rendue à l’Ehpad de Mâcon, Pierre nous a confié copie du manuscrit qu’il avait rédigé à l’époque, et conservé dans ses archives. Nous y avons intégré quelques éléments de contextualisation historiques et techniques s’y rapportant, dont il avait rendu compte dans un second mémoire consacré à l’autre atelier de récupération textile et de façonnage de disques de polissage, celui de Madame Chapolard à Saint-Fons.
Témoignages directs, suivant la perception et le souvenir de l’entrepreneur, trois décennies plus tard, transcrits et mis en forme par Pierre. Une matière neuve, de nature à intéresser les lecteurs.

Mgr Alfred Ancel Salarié à Gerland
Quelques souvenirs sur Mgr Alfred ANCEL, salarié des Etablissements T. DAVID de 1954 à 1959.

« C’est à la fin de l’année 1954 que Monseigneur ANCEL est venu chercher du travail à l’usine que je dirigeais avec mon frère Jean DAVID. Il avait obtenu de Rome l’autorisation, au sein de la communauté du Prado, de tenter une nouvelle expérience pastorale dans le monde ouvrier à travers le partage de la condition de travail. Rome lui avait toutefois imposé une restriction : ce travail devait être exécuté à domicile, et non dans un atelier artisanal ou dans une usine.

Monseigneur ANCEL est venu à Gerland, où se trouvait notre usine, sur l’indication du Père CAPTIER, prêtre pradosien, qui avait la responsabilité de la maison de Saint-Léonard, sur la commune d’ALBIGNY-sur-SAONE (69).

Nous avions des liens avec le PRADO depuis longtemps déjà. Ainsi, la famille DAVID, habitant 9 place Raspail à Lyon, avait de bons rapports avec les prêtres du Prado, en charge de la paroisse familiale : Saint-André. De plus, avant de déménager peu avant-guerre à Gerland, l’atelier artisanal se trouvait rue Montesquieu, et il n’était pas rare qu’il accueille des « protégées » de la Sœur Anna, qui avait mission d’aider les prostituées voulant « quitter le tapin ».

En outre, pendant l’occupation, l’entreprise avait bénéficié du concours du Prado : pour éviter que notre stock de tissu ne soit réquisitionné par les Allemands, nous en avions caché une partie dans les locaux de la rue du Père Chevrier ; surtout, au titre d’une autre activité d’affinage de métaux, l’entreprise avait acquis avant-guerre un lot important d’anodes de nickel usagées, sous forme de déchets métalliques broyés, contenus dans de lourds fûts de fer ; une ordonnance prise par le régime de Vichy avait obligé toute entreprise à déclarer ses stocks de métaux non-ferreux, ce à quoi, avec mon frère, nous nous étions refusés ; mais survient une autre ordonnance prise par la Kommandantur au 1er trimestre 1943, en vue d’une réquisition des stocks de métaux non-ferreux, avec perquisition des entreprises susceptibles d’en détenir… Là encore, une partie des fûts fit un voyage vers la maison du Prado.

Dès la Libération et la fin de la guerre, l’entreprise put reprendre ses activités, notamment celles de nos fabrications qui utilisaient du tissu de récupération : chiffons, vieux vêtements et draps usagés, couvertures militaires, etc… Ces tissus de toute nature étaient livrés en balles de forte et grossière toile de jute, qu’il fallait éventrer avant de faire le tri : d’un côté les morceaux « nobles », les plus grands, dans lesquels il était possible de découper des à-plats et carrés de tissu qui deviendraient des disques de polissage ; de l’autre, ceux qui devenaient des « essuyages » revendus aux garagistes, aux imprimeurs, etc, tous gens qui travaillaient en permanence un chiffon à la main ; enfin le tas des « effilochés », aptes à subir un cardage par des brosses métalliques, et détissés pour produire un matelas de fibres entremêlées tenues par de simples surjets parallèles.

C’est là qu’intervient le père CAPTIER et sa Maison de Saint-Léonard. En effet, nous fournissions ce type de travail, y compris la transformation de la partie « noble » en disques de polissage, à l’atelier qu’animait le Père CAPTIER à destination d’anciens détenus de droit commun ou prisonniers politiques (collaboration), bénéficiaires de remises de peine, assignés à résidence ou frappés d’interdiction de séjour, qui trouvaient refuge à Saint-Léonard.

Triés, puis découpés tous au carré, les panneaux de tissu étaient montés par des biais successifs sur une couronne de picots, pour former un matelas qu’une piqure en escargot rendait solidaire, prêts à devenir des meules de différentes épaisseurs mais parfaitement circulaires après leur découpe à l’emporte-pièce.

Visitant cet atelier, Monseigneur ANCEL, évêque auxiliaire de Lyon et Supérieur général du Prado, eut l’idée que le travail ici exécuté pouvait convenir à ce qui lui était autorisé : on pouvait le faire à domicile ; il pouvait être rémunéré à la pièce ; le chef d’entreprise et le Prado se connaissaient de longue date ; l’entreprise était située à Gerland, à proximité même  du lieu où s’était établie la petite communauté de travail à la tête de laquelle il se trouvait pour vivre cette expérience (deux frères travaillant à temps complet en usine et deux prêtres travaillant trois heures par jour dans de petites entreprises).

C’est ainsi que Monseigneur ANCEL est venu me demander de l’embaucher comme ouvrier à domicile. J’ai accepté, tout en lui précisant d’emblée :

  • Monseigneur, je vous fais remarquer que vous ne pouvez pas espérer gagner largement votre vie ici par votre travail manuel, et ceci pour trois raisons. Premièrement, vous êtes un homme, et ce travail -dextérité oblige- est en général un travail de femme ; deuxièmement, vous n’avez qu’un œil, ce qui vous gêne considérablement pour une appréciation correcte des distances ; enfin, vous êtes un intellectuel, et vous n’avez jamais rien fait de vos mains !!!
  • Eh bien, vous au moins, vous êtes direct, me répondit-il, sans aucune acrimonie.
  • Oui, Monseigneur, je tenais à vous le dire de suite, car je ne voudrai pas que l’on juge des salaires que je verse à partir de ce que sera le vôtre…

Je constaterai de fait rapidement que, pour ces différentes raisons, Alfred ANCEL arrivait à un rendement de 1 là où une ouvrière un peu expérimentée de l’atelier de Madame Chapolard à Saint-Fons (autre atelier que je fournissais) parvenait à 2.2 ou plus.

Après que j’eus accepté de l’embaucher, Monseigneur ANCEL me demanda où il pouvait « apprendre le métier ». Je luis proposai de le faire à l’usine de Gerland, ou encore avec les femmes de l’atelier de Saint-Fons, ou s’il le préférait, à Saint-Léonard avec les « sortis de prison ».

C’est cette solution qu’il adopta.

Son apprentissage du reste donna lieu à une anecdote que m’a rapportée ensuite le Père CAPTIER, à qui je demandais comment s’était déroulée la formation de son « patron » :

  • C’est BIDROT, un taulard faisant office de contremaitre, qui l’a pris en charge, me dit-il ; il l’a confié à deux gars, un ancien de Cayenne, et un autre, assigné à résidence, qui travaillent pour vous et vont vite dans le travail.
  • Ils savent que c’est l’évêque-auxiliaire de Lyon ?
  • Non, bien sûr ! le Père ANCEL n’a pas voulu que je le dise à BIDROT, ni à personne. Et d’ailleurs, au bout de peu de temps, ils sont venus me voir, et ils m’ont dit « On ne sait pas d’où il vient celui-là, mais il est vraiment c.. comme la lune ! ».

Une appréciation, crue sans doute, de l’habileté médiocre et des faibles rendements obtenus par Monseigneur ANCEL dans l’exercice du travail manuel.

Après cette « formation », tous les 15 jours environ, le chauffeur de l’usine allait chez Monseigneur ANCEL à la communauté de Gerland pour récupérer le travail fini et lui porter les balles de chiffons qui constituaient la matière première. Cette navette dura pendant près de 5 ans.

Par contre, il venait lui-même à l’usine pour se faire payer. Là, tout le monde savait qui il était, l’évêque-auxiliaire de Lyon, et chacun l’appelait Monseigneur. C’est Fellah, un Nord-Africain qui a travaillé très longtemps à l’usine, qui pesait son travail, et les secrétaires établissaient sa fiche de paie. Son statut était celui d’un salarié à domicile, payé à la pièce ; il cotisait à la Sécurité Sociale comme tout autre salarié.

Généralement vêtu d’un blouson noir, d’un pantalon sombre et coiffé d’un béret noir, il venait ainsi chercher son salaire, soit à pied, soit à bicyclette. C’était souvent l’occasion pour lui de parler avec les uns et les autres. Ces contacts, bien qu’épisodiques, tissaient certainement des liens assez profonds. Ainsi, l’une des deux secrétaires ayant dû se faire hospitaliser, il était allé la voir à l’hôpital, et cela l’avait beaucoup touchée.

A-t-il pu, avec le personnel de l’usine, aborder le domaine du religieux ou du rôle de l’Église ? je ne peux le dire.

Ce qui est par contre assuré est la réelle sympathie qu’il suscitait, y compris chez des membres du personnel totalement coupés du catholicisme.

Avec moi, ou avec mon frère, Monseigneur ANCEL a eu l’occasion d’évoquer la question de son engagement. Personnellement, j’étais opposé à ce type de présence. J’estimais que la place d’un évêque n’était pas là, et je le lui ai dit. Pour lui, c’était le seul moyen d’entrer en contact véritablement avec les gens du monde ouvrier. Mais la plupart du temps, nous parlions de problèmes économiques, de ce qu’il découvrait aussi au cours de certains voyages qu’il a dû faire.

Un point que nous avons souvent abordé est celui des responsabilités du patronat. Je tenais beaucoup à ce que Monseigneur ANCEL découvre l’image d’un patronat qui n’a pas comme seule préoccupation l’enrichissement personnel et l’exploitation des ouvriers. J’avais d’ailleurs réagi sur ce sujet à une affirmation, selon moi très simpliste, du Cardinal Gerlier, en lui écrivant une lettre qui n’a jamais reçu de réponse… À Monseigneur ANCEL, j’ai pris la liberté de dire, une fois : « Monseigneur, quand vous aurez fini votre expérience d’évêque-ouvrier, j’aimerais bien que vous fassiez l’expérience d’évêque-patron, pour que vous puissiez juger ! »

En effet, je ressentais dans certaines positions de l’Église, favorables de façon systématique aux mouvements ouvriers, comme un parti-pris injuste au regard de ce que je vivais ou de ce que j’essayais de réaliser quotidiennement.

L’époque où Monseigneur ANCEL a travaillé chez nous est aussi celle où la guerre d’Algérie a commencé. De tout ce temps, je n’ai jamais eu l’occasion de parler avec lui de cette question, et des choix politiques qu’elle a suscités.

J’ignore également les liens que la communauté de Gerland a pu avoir avec certains membres ou soutiens de réseaux politiques algériens. La seule discussion dont je me souvienne à propos de l’Algérie concernait une convergence de vues sur des solutions combinant artisanat et vie agricole en Kabylie. Nous en étions venus là à partir d’une discussion sur les paysans-ouvriers en Ardèche. C’était un débat fondamental me semble-t-il pour la modernisation de l’Algérie. L’option, totalement opposée à cette perspective, de grands complexes industriels, a été prise…

Je suis allé plusieurs fois à la Communauté de Gerland, pour livrer les balles et charger le travail exécuté. .Je suis arrivé parfois au moment des repas, et invité à les partager. C’était correct, et toujours accompagné d’une énorme salade. L’atelier se trouvait au rez-de-chaussée, à côté de la cuisine où se prenaient les repas. Quand Monseigneur ANCEL travaillait dans cet atelier, il baissait son béret sur la paupière borgne : il avait retiré son œil de verre, car la poussière provoquée par la manipulation des chiffons risquait d’irriter son orbite.

J’ai eu l’occasion de le voir dans d’autres circonstances, entre autres lors de la confirmation d’une de mes filles à la paroisse Sainte-Croix. Il officiait avec Monseigneur Bornet. À la fin de la cérémonie, je suis allé le saluer à la sacristie. Très cordialement, il m’a dit : « Tiens Monsieur David, que faites-vous là ? Et de me présenter à tous ceux qui étaient présents comme son “patron” » !

  • « Je suis là parce que vous venez de confirmer l’une de mes filles. Avez-vous besoin que je vous conduise quelque part, maintenant, après cette cérémonie » ?
  • « Non, non! je vous remercie, je suis à vélo… »

Une réponse bien typique de sa simplicité.

Notre dernière entrevue se situe à Gerland, lorsqu’il est venu m’annoncer la décision de Rome interdisant la poursuite de l’expérience des prêtres-ouvriers. Il est venu à l’usine régler ses papiers de Sécurité Sociale, et liquider son dossier.

Par la suite, je crois qu’il a été amené à beaucoup voyager dans divers pays, y compris au Japon, et nous ne nous sommes jamais revus, sinon au cours d’un voyage que j’effectuais à Toulouse alors qu’il se rendait à Lourdes.


Propos recueillis à Toussieu, novembre 1984, par Pierre DAVID, auprès de François DAVID, dirigeant de l’entreprise.

Alfred Ancel - Au service des migrants