EXPO ANCEL 2024

Enfance, jeunesse et guerre

Extraits de l’ouvrage de Mgr Olivier de Berranger, Alfred Ancel, un homme pour l’Évangile, 1898-1984, Centurion,1988.

Alfred Ancel - Enfance, jeunesse et guerre

Terreau familial

Extrait (page 18) de l’ouvrage de Mgr Olivier de Berranger, Alfred Ancel, un homme pour l’Évangile, 1898-1984, Centurion,1988. 

         Alfred est né à Lyon, au 26 de la place Bellecour, le 22 octobre 1898. Il fut baptisé comme sa sœur à la paroisse Saint-Bonaventure quelques jours plus tard, le 29. Marguerite naquit en 1902 ; Joseph, qui devint prêtre, la suivit en 1904. Puis il y eut Jean qui, né le 29 janvier 1908, au moment où Alfred entrait aux « Chartreux » de la Croix-Rousse pour ses études secondaires, mourut jeune le 30 mars 1932 alors que lui aussi venait d’être ordonné prêtre. Enfin, il y eut Henri, en 1911, celui qui devait succéder à Gustave Ancel à la direction de l’usine de Villeurbanne. Il faut parcourir l’album de photos de cette famille pour deviner un peu comment son bien-être matériel s’accompagnait d’une intériorité toute lyonnaise, d’une ténacité dans le sens de l’effort, et de sentiments chrétiens d’une profonde intensité. C’était, comme l’écrira un chroniqueur après la mort de l’abbé Jean, « une de ces familles (…) où l’on croit comme on respire ; on y parle des choses de l’âme et de la foi le plus naturellement du monde ».

         Le choix de l’Institut des Chartreux pour l’éducation des quatre fils Ancel peut d’ailleurs nous renseigner utilement sur l’état d’esprit de leurs parents… Ils n’appartenaient pas au courant du catholicisme social qui était né vers le milieu du siècle. Certes, de tendance ultramontaine, ils étaient, comme la grande majorité des catholiques lyonnais, fidèles à la lecture du quotidien conservateur Le Nouvelliste, et Monsieur Ancel accepta pour gendre le fils du directeur de ce journal, Félix Rambaud. Mais ils se distinguaient nettement du courant légitimiste qui alimentait alors les rangs de l’Action française.

         Ils avaient rallié la République sans hésitation dès que Léon XIII l’avait demandé aux catholiques de France dans sa fameuse Lettre encyclique Au milieu des sollicitudes du 16 février 1892. C’est donc tout naturellement, parce qu’ils étaient de la bourgeoisie d’affaires, plus « libérale » que la bourgeoisie de robes, qu’ils avaient envoyé leurs fils aux « Chartreux » plutôt que chez les jésuites.

         L’Institution des Chartreux, sur le coteau sud de la Croix-Rousse, non loin de la propriété des Ancel, rue Chazière, avait été fondée en 1825 par un prêtre de la « Société de Saint Irénée », un institut sacerdotal créé par le cardinal Fesch pour les besoins de la « mission intérieure » dans son diocèse. Dès 1848, cette école s’était distinguée par un geste de solidarité avec les ouvriers, et, « dans la phase suivante, les Chartreux se montreront délibérément libéraux, ouverts aux idées modernes et, par-là, sympathiques aux républicains eux-mêmes ». S’il est exact que cette école secondaire sera pour un temps soumis à l’influence de l’Action française, ce n’est que dans les dernières années avant la condamnation de celle-ci par Pie XI en 1926. Or Alfred Ancel avait quitté l’école dès 1915 après y avoir passé brillamment son baccalauréat ès lettres. Quelle pouvait être la vie d’un jeune pensionnaire aux Chartreux dans le début de ce siècle ? Studieuse et même pieuse, sans nul doute. Alfred collectionnait les premiers prix pour l’ensemble des disciplines enseignées. Il ne boudait pas le sport et, de nature enjouée, participait aux jeux de ses camarades sans réticence. Le pape Pie X ayant encouragé la communion des enfants, Alfred et son camarade de classe Georges Finet participèrent régulièrement aux messes du mercredi et du vendredi dans la chapelle du collège, naguère construite pour être la réplique de la Sainte Chapelle. Ils avaient fait leur Première Communion le matin de la Pentecôte, en juin 1909. Le cardinal Couillé, archevêque de Lyon, les avait confirmés le jour même dans l’après-midi et, en soirée, il y avait encore eu une troisième cérémonie : la consécration des jeunes communiants à la Sainte Vierge.

         Tout ceci était tellement naturel quand on était de jeunes collégiens issus de familles chrétiennes… Au fond de lui-même, Alfred Ancel n’éprouvera aucun sentiment de rejet pour l’éducation reçue. Seulement, dans son cœur, l’ambition d’une réussite sociale l’emportait sur tout le reste. Son rêve, par-delà la gestion de l’usine paternelle, était d’avoir dans la vie autant de succès que ses résultats scolaires lui permettaient d’en escompter. C’est pourquoi, quand le Père Favier, professeur principal en troisième, lui demanda, comme à chacun de ses élèves : « Dites donc, Alfred, qu’est-ce que vous ferez plus tard ? Pourquoi ne seriez-vous pas prêtre ? », l’adolescent avait répondu par la négative, comme si la question eût été parfaitement saugrenue.

         C’est pourtant aux Chartreux qu’Alfred Ancel devait revenir pour être ordonné prêtre le 8 juillet 1923. Deux ans avant sa mort, il y célébrait encore le sacrement de Confirmation, comme il l’avait fait dès 1947 lorsque, à peine ordonné évêque, il disait aux adolescents de son ancien collège : « Vous appartenez à la bourgeoisie. N’oubliez jamais les devoirs que cela vous donne. » Lui-même ne l’a jamais oublié. Il n’a jamais conçu de rancœur contre son milieu d’origine. Tout ce que nous en savons permet de saisir à quel point il lui fut redevable dans son éducation humaine, son caractère – si proche de celui du grand-père paternel toujours prêt à oublier les défauts de son entourage -, sa religion aussi, bien sûr, et jusqu’aux nuances contrastées de sa vie spirituelle. Si Alfred Ancel eut à rompre certaines amarres au cours de son étonnant itinéraire dans l’Église de Vatican II, si parfois il déconcerta les siens dans les choix de plus en plus incisifs que l’Évangile lui imposa, jamais il ne les « renia ». Jusqu’au soir de sa vie, ses neveux et nièces (des deux générations) se rappellent la chaleur de son accueil et avec quel intérêt affectueux il les écoutait. Quand, évêque auxiliaire de Lyon et Supérieur du Prado, accablé de tâches diverses, il montait chez son frère Henri à la Croix-Rousse, celui-ci l’invitait à travailler au salon jusqu’à l’heure du repas. Puis, quand l’heure arrivait, l’oncle Alfred passait le seuil de la salle à manger, et là, oubliant d’un seul coup tout son fardeau, on le voyait souriant et tout entier à la conversation familiale. Il mangeait d’ailleurs d’un fort bon appétit, comme lorsque, séminariste, ses visites à la Croix-Rousse alarmaient la cuisinière qui se demandait toujours si elle en avait fait assez !

         Il aimait certainement la maison de la Croix-Rousse, avec ce parc ombragé par lequel, au temps de son enfance, on pouvait dévaler la pente par un souterrain jusqu’aux bords de la Saône. Mais bien d’autres souvenirs l’attachaient aussi, avec ses frères et sœurs, aux propriétés familiales de vacances, soit à Quiberon soit dans les Alpilles, tout près de Saint-Rémy-de-Provence.

         De temps en temps, les cousins et cousines de la branche maternelle se joignaient, assez nombreux, aux enfants Ancel. On allait surtout dans la maison de Chaponost, durant les « petites vacances » de la Toussaint ou de la Chandeleur. Les plus proches, pour Alfred, étaient ses cousins d’origine polonaise par leur père : Georges Lewandowski et sa sœur Annie, ou encore Nelly Boissonnet, qui était née la même année que lui, bien qu’en réalité elle fût sa tante. Ces aînés de la jeune génération prolongeaient parfois les conversations du soir, comme on aime le faire à cet âge. On montait des petites pièces de théâtre pour le plaisir de déployer des talents en herbe au sein du cercle familial. Alfred aimait Chaponost. Nelly se souviendra toute sa vie du moment où, le jour de son ordination épiscopale, son cousin, lui mettant la main sur l’épaule, lui avait dit simplement : « Chaponost. » Annie Lewandowski, qui était à peine sa cadette, avait aussi de l’affection pour son cousin. Il riait souvent plus tard, quand on évoquait le temps où on voulait les « marier », lui et cette jeune fille pleine de vitalité… devenue Prieure générale d’une congrégation de religieuses contemplatives.

Bref, ce fut une adolescence heureuse.

Lire aussi Engagé volontaire (page 24, cliquez-ici).

Alfred Ancel - Expo panneau 2 - Enfance, jeunesse, guerre

Engagé volontaire

Extrait (page 24) de l’ouvrage de Mgr Olivier de Berranger, Alfred Ancel, un homme pour l’Évangile, 1898-1984, Centurion,1988. 

         Arrêtons-nous un instant, et observons ce jeune homme de 17 ans qui, parmi d’autres – mais le seul de cette génération devenu évêque en ayant fait la guerre de 1914 comme volontaire -, prend le risque de donner sa vie pour défendre son pays. Il a déjà atteint la plénitude de sa taille, 1,73 m. Il a le visage fier et un je-ne-sais-quoi d’amusé dans le fond du regard. Il se tient droit et, à l’intime de lui-même, porte le secret de « l’absolu de Dieu » dont il a pris conscience. Au fond, c’est à Dieu qu’il se livre. Mais, sans discours, il sait qu’une telle « livraison » n’exclut pas le don aux autres et l’amour de son pays. Au contraire, elle les comprend et les entraîne.

         « Je me suis engagé à 17 ans pendant la Première Guerre mondiale pour défendre mon pays. J’ai été deux fois blessé. J’ai été décoré de la croix de guerre, de la médaille militaire et de la Légion d’honneur. Excusez-moi de dire tout cela, mais on est si facilement accusé d’antimilitarisme que je devais assurer ma position…» À 75 ans, le Père Ancel évoque ce lointain passé avant de dire son « non » à la dictature militaire qui s’installe au Chili après la chute d’Allende. Généralement, il ne se vantait guère de cette période de sa jeunesse, sans pour autant la répudier. Lorsqu’au Concile Vatican II, au cours des troisième et quatrième sessions, eut lieu l’important débat sur les conditions de la paix mondiale, il intervint publiquement à deux reprises pour montrer comment un patriotisme bien compris peut s’allier avec les nécessités d’une autorité internationale. Mais il confiait alors à ses proches que si c’était à refaire il ne se serait pas engagé, à cause du témoignage que le prêtre doit donner à la transcendance et du caractère définitivement odieux de la guerre. Cependant, ajoutait-il, « je n’étais pas encore séminariste à ce moment-là ».

         Le jeune homme de 17 ans qui s’engage, a la conviction que son pays est dans son droit. Évoquant pour les séminaristes de 1939 les nombreux Français qui, en 1914-1918, « ont fait magnifiquement le sacrifice de leur vie », il ajoutait ce jugement qui avait dû mûrir en lui entre les deux guerres : « On a vu en France une résurrection spirituelle qui a frappé d’admiration ceux qui croyaient notre pays définitivement perdu par le laïcisme. »

Mais, après la toute première période d’enthousiasme qui dut suivre son engagement en 1915, quels sentiments éprouve le jeune volontaire au contact de la réalité ? Nous pouvons les deviner grâce aux lettres, d’ailleurs pleines d’humour, qu’il écrivit à Nelly Boissonnet. Datées, elles ne sont pas localisées, à cause du « secret militaire » :

         « Dimanche 18 octobre 1916. Ma chère et vieille tante, j’ai reçu ton aimable carte qui est venue me rejoindre dans le bien moins aimable site que nous occupons. Cependant on en vante la qualité et, d’après un journal du front, nous sommes dans une station ferrugineuse comme il n’y en a nulle part ailleurs. Le traitement est peut-être un peu radical mais tous ceux qui en sortent se portent bien. Tu me demandais des renseignements sur notre vie au front. Pour ceux de l’arrière, elle est couverte d’une certaine auréole, dont hélas ! elle ne se couvre guère ici. On se demande comment la gloire peut venir se promener dans cette boue et parer des troupes pleines de vermine. De prime abord, ce qui caractérise le “poilu” (pilosus vulgaris, dans l’histoire naturelle du XXe siècle), c’est qu’il est un grognard : il n’y a pas de pire injure que l’on puisse lui décerner que de lui dire qu’il est patriote. Tout plutôt que cela, et puis il y a des phrases qui reviennent sans cesse : “On est vendu à l’Allemagne” ou : “Si les boches viennent on se rendra tous…” “S’il faut attaquer je refuse de sortir de la tranchée”. » Cela c’est pour les jours ordinaires, mais pour les jours où il pleut, où il manque son quart de pinard, où le jus n’est guère sucré, alors c’est la débâcle. »

« »Qu’est-ce qui vient se rendre avec moi ? » »

« Quand on entend cela la première fois cela choque, puis lorsqu’on a vu les boches attaquer et qu’au lieu de se rendre, on les reçoit proprement à coups de fusil, quand pour l’attaque tout le monde marche aligné comme à la parade, quand enfin après beaucoup de cris tout se fait exactement, alors on comprend ce que vaut le “poilu” ».

Mais cela ne ressemble guère à ce que disent les journaux. »

 

Lire aussi Terreau familial (page 18, cliquez-ici).